Blogue Axel Evigiran

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La dispersion est, dit-on, l'ennemi des choses bien faites. Et quoi ? Dans ce monde de la spécialisation extrême, de l'utilitaire et du mesurable à outrance y aurait-il quelque mal à se perdre dans les labyrinthes de l'esprit dilettante ?


A la vérité, rien n’est plus savoureux que de muser parmi les sables du farniente, sans autre esprit que la propension au butinage, la légèreté sans objet prédéterminé.

Broutilles essentielles. Ratages propices aux heures languides...


20 août 2014

Marshall Sahlins - La Nature humaine: une illusion occidentale. Hobbes, le moi et les autres mondes humains.

Marshall Sahlins La Nature humaine: une illusion occidentale. Hobbes, le moi et les autres mondes humains.

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Billet initial du 13 décembre 2013
(Billet initial supprimé de la plateforme Overblog, infestée désormais de publicité)

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Un petit livre mais dense -  dense mais clair ; à milles des rodomontades alambiquées des enfumeurs  du concept  et autres mitrailleurs de néologismes.

Cet essai, sorti en 2009 aux éditions de L’éclat, est d’ailleurs lisible intégralement sur la toile, selon le principe du Lyber, dont voici un extrait explicatif (point 4.2) :

« Pourquoi ne pourrait-on pas lire les livres intégralement avant de les acheter? Parce qu'un livre, une fois lu, perd tout intérêt? - Qui dit cela? Parce que les éditeurs ont intérêt à ce qu'on ne sache pas à l'avance à quel point ce livre est sans intérêt? - Ce doit être le cas quelquefois. Stallman («Copyright: Le public doit avoir le dernier mot») a raison de dire que le fait de lire un livre en bibliothèque n'est pas une vente perdue pour l'éditeur. Ce n'est que la perte de quelque chose qui aurait pu ne jamais se produire, la seule perte d'une vente en puissance. À ce titre, toute vente non réalisée est une vente perdue pour l'éditeur :-((.Par ailleurs, ne vous est-il jamais arrivé d'acheter un livre que vous avez déjà lu, ou même d'acheter un livre dont vous savez pertinement que vous n'en commencerez pas la lecture avant plusieurs années, vous contentant - avec délice - de la simple présence silencieuse de son dos dans votre bibliothèque ? ».

Voilà un éditeur qui a tout compris. 
Et c’est exactement ce qui s’est passé pour moi. Après avoir lu en ligne de larges extraits du livre il m’est venu l’envie de l’ajouter à ma bibliothèque pour le lire intégralement, l’annoter (je ne suis pas un aficionados des notations sur ouvrage numérique), en relire certains passages et en recopier d’autres. D’ailleurs je ne compte le nombre de livres achetés après les avoir lus en prêt.  

Un mot de l’auteur.
Marshall Sahlins est un anthropologue américain en général surtout connu du grand public pour son essai « Stone Age Economics » (1974), traduit en français sous le titre de « Âge de pierre, âge d'abondance : L'économie des sociétés primitives ». 

En voici un petit résumé :

« En se fondant sur l'étude de groupes de chasseurs-cueilleurs et d'agriculteurs sur brûlis, M. Sahlins reprend à l'économiste russe A. Chayanov la notion de " mode de production domestique " (désignant le sous-emploi volontaire de la force de travail chez les paysans) pour lui donner un autre sens : si les sociétés les plus " primitives " restreignent leur production, c'est parce qu'elles savent limiter leurs besoins. D'un strict point de vue économique, elles vivent dans l'abondance, puisqu'elles jouissent de beaucoup de temps libre. Cette démonstration a fait couler beaucoup d'encre, car elle renverse la vision spontanément misérabiliste que nous avons des sociétés technologiquement peu développées. Curieusement, elle n'a pas été sérieusement réfutée depuis ».


Cela rejoint les observations et analyses, me semble-t-il, de Patrick Descola (cf. billet Par-delà nature et culture) ; ce dernier faisant explicitement mention de Marshall Sahlins dans ses propres travaux. 

Mais revenons au dernier essai de Marshall Salhins publié en français et objet de ce billet, « La Nature humaine: une illusion occidentale » et d’en proposer ici quelques extraits relevés lors de ma lecture.
Si le procédé de livrer ex-abrupto quelques extraits d’un livre peut donner une impression de décousu, je n’en espère pas moins que cela puisse cependant offrir matière à réflexions et, pourquoi non, susciter l’envie de lire l’essai en son entier. Par ailleurs, l’avantage de livrer tel quel à la lecture des passages d’un ouvrage sans commentaires, c’est aussi de se prémunir - dans une certaine mesure - du brouillage interprétatif. 

A noter encore une recension détaillée de l’ouvrage faite par Nicolas Rousseau sur le site Actu philosophia




Introduction
La théorie politique de l’animal sans foi ni loi a souvent pris deux partis opposés : ou bien la hiérarchie, ou bien l’égalité ; ou bien l’autorité monarchique, ou bien l’équilibre républicain ; (...) Au-delà du politique, nous trouvons là un système métaphysique totalisant qui décrit un ordre naturel des choses : (...) il s’agit d’une métaphysique propre à l’occident, car la distinction entre nature et culture (...) définit une tradition qui nous est propre...
Comme Oscar Wilde le disait à propos des professeurs, l’ignorance est le fruit d’une longue étude. Oubliant l’histoire et la diversité des cultures, ces fanatiques de l’égoïsme évolutionniste ne remarquent même pas que derrière ce qu’ils appellent la nature humaine se cache la figure du bourgeois. (...) Pour ces sciences-là, l’espèce c’est moi. (...)
La tradition occidentale est celle qui méprise le plus l’humanité...

Hobbes et John Adams : deux thucydidéens
Adams connaissait le pessimisme de Hobbes, de Mandeville, de machiavel et de leurs pairs sur la nature humaine. Mais c’est surtout Thucydide qu’il citait. (...)
Si Thucydide parait si hobbesien, c’est parce que Hobbes était thucydidéen. (...) Ce qui a séduit Hobbes dans Thucydide, c’est son aversion évidente pour la démocratie et son application à en exposer les échecs.

J’ai lu Homère, Virgile, Horace, Sophocle,
Plaute, Euripide, Aristophane,
Et bien d’autres encore ; mais de tous ces auteurs,
C’est Thucydide qui a ma faveur ;
Il déclare que la démocratie est une farce,
Et qu’à une République, il faut préférer un roi.


Les spécialistes de Hobbes ont bien vu que le récit que Thucydide a fait de la guerre civile de Corcyre a inspiré le concept hobbesien d’état de nature. (...)
La description de Hobbes sur le passage de l’état de nature à l’état politique dans le Léviathan revient à écrire le mythe originel de la pensée capitaliste. (...)
Un des objectifs de Hobbes, selon Skinner, est de « saper les fondements de la pensée [Républicaine], et avec elle l’idée de l’égalité des citoyens, sur laquelle repose le courant humaniste de la pensée sociale ». 

La nature renvoie à la nécessité, c’est-à-dire à l’égoïsme présocial ou antisocial avec lequel toute culture doit composer. 

Au-delà de Thucydide : De nombreux autres penseurs, connus ou moins connus, ont défendu l’idée qu’il fallait maitriser l’arrogance humaine. Kant écrit que « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître ».

La Grèce ancienne
Tout se passe comme si le récit de Thucydide (vers 460 av JC - vers 395 av JC) de l’anarchie à Corcyre était tiré d’Hésiode (VIIIe siècle av JC) - Les travaux et les jours.
La justice de certains chefs réputés pour être bons ne fait pas seulement prospérer la cité dans Les travaux et les jours d’Hésiode, elle fait fructifier aussi la nature. (...)
En rappelant ces vers d’Hésiode - « le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre et jaloux du pauvre et le chanteur du chanteur », Jean-Pierre Vernant en déduit que la compétition implique une certaine égalité entre les adversaires (...). L’isonomie, « l’égalité », était revendiquée par quelques oligarques qui contestaient la confiscation de leurs droits politiques par les tyrans.

.... les américains se félicitent de « vivre dan une démocratie », alors qu’ils passent la plupart de leur temps dans des institutions non démocratiques comme la famille, l’école, les hauts lieux du capitalisme, sans compter l’armée, et la bureaucratie du gouvernement même. Pour les athéniens la démocratie signifiait l’égalité devant la loi, l’égalité de parole et de vote à l’Assemblée et une chance égale de participer au conseil des cinq-cents. 

.... la rotation répond à l’idéal aristotélicien d’un régime où les citoyens sont tour à tour gouvernants et gouvernés. 

Charles Kahn a montré que pour un grec, nature et société étaient des termes interchangeables. Ce sont les philosophes du Ve siècle qui ont tenté d’instaurer une séparation entre les deux : nature et société deviennent des contraires « suite aux débats sur le rapport entre phusis et nomos ». Ce dualisme constitue la base même de notre triangle métaphysique : les systèmes culturels de l’égalité  et de la hiérarchie tentent de contenir et de maitriser une nature humaine présociale ou antisociale.(...)
De toutes les interprétations possibles des combinaisons entre les termes du phusis et nomos (...) l’idée rousseauiste d’une nature qui serait pure et d’une culture décadente a toujours été secondaire par rapport à son pendant hobbesien. (....) Notre anthropologie s’est toujours adossée, depuis la fin du Ve siècle, à la vision pessimiste que les sophistes avaient de la nature humaine.  

Ce qui a condamné le concept de culture dans la tradition occidentale, c’est que le nomos est devenu synonyme du faux par rapport à l’authenticité et à la réalité de la nature.
La vérité de la nature et la fausseté de la culture est une opposition qui nourrit les anthropologies complémentaires que j’ai qualifiées de manière réductrice de rousseauistes et de hobbesiennes ; toutes deux privilégient la nature par rapport à la culture, tout donnant à la nature un sens contradictoire.

Thrasymaque (né vers 459 av JC) dans la République affirme que « le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort ». (...) Cela ressemble au principe de Bentham, selon lequel la société n’est rien d’autre que la concrétion de la poursuite par chacun de son propre intérêt. Dans le Gorgias, Calliclès élabore un discours plus subtil (...) : l’ordre et les bons sentiments ne sont que des déguisements d’un amour de soi naturel. 

Lorsque l’invocation de la nature humaine ne convient pas, Thucydide l’occulte (...). Contrairement aux athéniens, avide d’un pouvoir qui dépasse leur puissance, les prétentions des spartiates ont toujours été en-deçà de leur puissance réelle. (...) On pourrait en conclure que les spartiates avaient réussi à défier la nature humaine. 

Les États-Unis qui propagent l’individualisme dans le monde l’ont rebaptisé « liberté individuelle »... la volonté d’instaurer partout la démocratie néolibérale repose sur l’antique présupposé que la culture est un vernis superficiel sensible aux attaques de l’avidité naturelle de l’homme, renforcée par la loi du plus fort.



Une autre conception de la condition humaine

Ce que nous préférons voir dans la nature humaine, ce sont les désirs des hommes adultes et bourgeois, en excluant massivement les femmes, les enfants, les anciennes coutumes, au détriment du principe universel et de la sociabilité humaine, la parenté (...)

Augustin affirmait que la famille constitue le premier ordre social de l’humanité, émané de Dieu, tandis que Platon imaginait une société civile idéale constituée d’élites dans sa République utopique (...)

La consanguinité n’est pas nécessairement une tendance universelle dans les systèmes de parenté (....). Les ethnologues ont trouvé des peuples qui fondaient les liens de parenté, de solidarité et d’identité sur d’autres principes, par exemple un lieu, une histoire ou des droits de propriété en commun, des échanges de dons, la production de nourriture, des souvenirs partagés, autant de moyens d’établir une relation mutuelle.(...)

La parenté [kindship] et la ‘bienveillance’ [kindness], selon E.B Taylor, ont une racine linguistique commune qui renvoie clairement à l’un des piliers de la vie sociale. 

L’égoïsme serait-il naturel ? Pour la majeure partie de l’humanité, l’égoïsme que nous connaissons bien n’est pas naturel au sens normatif du terme : il est considéré comme une forme de folie ou d’ensorcellement, comme un motif d’ostracisme, de mise à mort, du moins il est le signe d’un mal qu’il faut guérir. La cupidité exprime moins la nature humaine présociale qu’un défaut d’humanité.

La monarchie médiévale
Les médiévistes ont coutume d’appeler la politique du péché originel l’augustinisme politique. 
Aristote considérait que c’est par nature que les hommes vivent en société politique - que l’homme est un animal politique - idée que Thomas d’Aquin et ses successeurs à partir de XIIIe siècle se sont empressés de développer contre l’expansion de l’augustinisme. (....) Voici une occasion pour Thomas d’Aquin de rappeler qu’une société est fondée sur l’intérêt et le besoin. (...)
Saint Thomas était connu pour avoir amélioré sa défense de la royauté en préconisant de distribuer certains pouvoirs à l’élite et au peuple. 

Les pères fondateurs
La vision pessimiste sur la nature humaine que les Pères fondateurs faisaient remonter à l’histoire de l’antiquité, était alimentée par la tradition chrétienne de la chute de l’homme - un épisode encore plus méprisable dans sa version calviniste - et en particulier son interprétation naturalisée par Hobbes. 

Quand la morale s’empare de l’égoïsme
Contradiction déchirante entre la moralité sociale et l’intérêt personnel...
Le « système égoïste » : les partisans du ‘système égoïste’ ont ressuscité la thèse radicale des sophistes selon laquelle le désir naturel du pouvoir et du gain se cache derrière toute action sociale, même celles qui paraissent les plus vertueuses et désintéressées.


Selon Helvétius, le baron d’Holbach, La Mettrie et leurs successeurs, le besoin et la cupidité des hommes, loin de les plonger dans l’anarchie, les rassemblaient en société(...) Chacun s’associe à chacun pour son propre bénéfice, comme un moyen pour ses propres fins. 

D’autres mondes humains
A propos des chasseurs cueilleurs en général, Tim Ingold écrit : « la chasse n’est pas conçue comme une manipulation technicienne du monde naturel, mais comme une dialogue interpersonnel, partie du processus global de la vie sociale, où l’homme et l’animal se constituent comme des personnes avec une identité et des buts propres ».


Voici venu le temps de pleurer sur notre sort
« homo homini lupus » : cette expression des pulsions humaines les plus noires, que Freud utilise après Hobbes, remonte à un aphorisme de Plaute du deuxième siècle avant notre ère. (...) Quelle calomnie pour ces loups grégaires, eux qui savent ce qu’est la déférence, l’intimité, la coopération. (...) Les grands singes non plus, cousins des humains, ne cèdent pas à ‘un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la mort ». 
La version moderne que Freud nous offre à la bestialité humaine dans Malaise dans la civilisation fait écho à cette immémoriale haine de soi. A part Hobbes et Augustin, n’entendez-vous pas le spectre de Thucydide ? (...)
Dans la psychanalyse freudienne (...) si les enfants sont innocents, ce n’est pas parce qu’ils manquent du désir de faire le mal, mais parce qu’ils manquent de la force de le faire.

En réalité, les anthropologues connaissent peu de société, à part la notre, où la socialisation implique de domestiquer les dispositions antisociales inhérentes à l’enfant. Les hommes ont habituellement l’opinion inverse : la sociabilité est un état normal de l’homme. 

En Occident : le comportement de l’enfant est largement compris en thermes organiques de ‘besoins’ et de ‘désirs’, et confirme ainsi l’égoïsme de l’enfant en considérant ces désirs comme des ‘caprices’. Peut-être cesserions-nous de voir dans les nouveau-nés des petits êtres désirants égocentriques si nous n’étions pas nous-mêmes égoïstes. 

La culture est la nature humaine
Qui sont alors les plus réalistes ? Je crois que ce sont les peuples qui considèrent que la culture est l’état originel de l’existence humaine (...). Ils ont raison sur un point crucial, et les rapports paléontologiques sur l’évolution des hominidés leur donneront raison : la culture est plus ancienne que l’homo sapiens, bien plus ancienne, et c’est elle qui est la condition fondamentale de l’évolution biologiques de l’espèce. (...)
Dans le cadre de la coévolution, le développement de la culture s’est accompagné d’une déprogrammation des contraintes génétiques ou ce qu’on a coutume d’appeler les comportements instinctuels. 
 
Adam Ferguson (Lumières écossaises) : L’individu présocial n’existe pas ; l’homme n’existe pas avant ou indépendamment de la société. « Si donc on nous demande où est l’état de nature nous répondrons : il est ici ; et peu importe de savoir d’où l’on parle, de l’île de Grande-Bretagne, du cap de Bonne-Espérance ou du détroit de Magellan ».




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